Conte provincial de Noël – La légende de Saint Tropez
Le père Issambre est un vieux pêcheur, l’un des derniers sans doute, à tirer la « traîne » dans le Golfe de Saint-Tropez. Il connaît bien sa côte, de l’anse de Saint-Raphaël au cap Camarat, c’est son domaine. Il en connaît aussi à merveille les légendes et les traditions.
Combien de fois dans sa petite maison, près des anciens moulins de Bertaud, ne m’a-t-il pas parlé des cimetières d’amphores, du trésor de la Tour des Templiers, des batailles navales contre les Espagnols ou des combats contre les Sarrazins de la Garde-Freinet. Le folklore des Maures et de l’Esterel n’a pas de secrets pour lui.
Il est extrêmement têtu et n’admet pas le moindre doute sur ses propos. C’est ainsi qu’il n’a jamais voulu reconnaître que le fameux saint Tropez ne serait peut-être que saint Eutrope, évêque de Saintes-en-Saintonge, martyrisé au IIIe siècle, dont on aurait honoré la mémoire en baptisant de son nom le port méditerranéen devenu si célèbre.
Pour lui, Tropez était bel et bien un enfant du pays, né à Gassin, devenu saint à la suite d’un événement extraordinaire survenu pendant la nuit de Noël de l’an 600 de notre ère. Cette légende, il la tient des anciens, qui la tenaient eux-mêmes des anciens de leurs anciens ; autant dire qu’elle est la vérité vraie et la voici…
En ce temps-là, n’existaient bien entendu ni Saint-Tropez, ni Sainte-Maxime, ni le beau golfe qui les sépare. Du cap Saint-Pierre à celui des Sardinaux qui est en face, s’étendait du massif des Maures à travers des prairies, des boquetaux de lauriers-roses, des touffes de romarin odorant, des bouquets de mimosas et de genêts qui embaumaient en toutes saisons cet espace abrité dont la pente douce conduisait à la mer sur laquelle on voyait passer, au large, des galères byzantines gagnant le vieux port romain de Fréjus qui était encore Forum Julii.
Alors, vivait un jeune homme d’une vingtaine d’années, appelé Tropez. C’était un poète. Il aimait chanter en de beaux vers latins le charme de son pays, la vie des pêcheurs et des paysans, les jeux de la jeunesse et la beauté des filles parmi lesquelles une surtout, lui paraissait la plus pure et la plus jolie. On la nommait Maxime ; elle était sa cousine, orpheline recueillie par sa vieille grand-mère, qui habitait le hameau de La Nartelle. Elle avait 18 ans et depuis son enfance connaissait Tropez qu’elle rencontrait souvent, car en suivant la plage, il fallait peu de temps pour le rejoindre ; c’est pourquoi le soir, quand l’aïeule était endormie, elle allait retrouver son poète aux bords du Giscle dont les méandres traversaient la prairie.
Là, pendant de longues heures, regardant la marche des astres, il se grisaient de poésie, parlaient de choses surnaturelles, car ils étaient chrétiens tous les deux. Leur oncle Aygulf, abbé de Lérins, priait tous les jours pour qu’ils restassent saints. Or, ce soir-là était celui de Noël. La nuit répandait une douceur printanière, un beau croissant de lune se levait sur la mer parmi les étoiles scintillantes auxquelles paraissaient répondre les clignotantes lumières des hameaux de pêcheurs le long de la côte.
Maxime et Tropez s’étaient assis sur un rocher, écoutant le doux ressac de la vague, sans mot dire, seulement émus par la paix auguste, qui semblait à cette heure, descendre sur la terre en attente. Puis Tropez parla. Elle l’écoutait avec ravissement lui dire, en ce soir de Nativité, l’églogue dans laquelle Virgile avait prédit la naissance de l’Enfant divin et la venue d’un ordre nouveau. Ce soir-là il récita des stances dont il était l’auteur, poésie profane, sans doute, car elle chantait sur un mode passionné une fille dans laquelle Maxime se reconnut en rougissant. Elle posa le creux de sa main sur la bouche du poète ; alors il y déposa un baiser brûlant. Ainsi passaient les heures en cette nuit de Noël. Elles passaient même trop vite aux yeux des deux chastes amoureux – car c’était bien un amour qu’ils n’osaient s’avouer qui les poussait à ses rencontres clandestines.
La Messe de minuit avait déjà rassemblé dans la chapelle de Sainte-Anne les paysans de Gassin, les meuniers de Bestagne et les pêcheurs de Pampelone ; elle allait même s’achever. Mais les deux enchantés n’étaient plus sur la terre ; ils avaient tout oublié : la Sainte nuit, la messe et l’atmosphère sacrée du mystère de Noël. Ils s’enivraient de poésie sous les étoiles.
« Mon Dieu, Tropez ! s’écria brusquement Maxime ; je vois là-haut, des lumières qui se dispersent dans les chemins ; ceux qui les portent, semblent regagner leur demeure… »
Ils se mirent soudain à courir tout au long de la plage, comme pris d’une angoisse mortelle. A perdre haleine, ils escaladèrent l’âpre colline où se dresse encore l’humble sanctuaire de Sainte-Anne. Les gens qui en descendaient les regardaient avec étonnement.
Malédiction ! La messe était dite. Des cierges achevaient de se consumer dans la nef déserte où flottait un parfum d’encens. Tropez et Maxime tombèrent à genoux, désespérés, battant leur coulpe. Ils demeurèrent un long moment la tête entre leurs mains, de lourdes larmes glissant entre leurs doigts. Soudain l’on entendit des cris dehors :
« Miracle ! Miracle ! s’écriaient des paysans en se signant. Noël ! Merveille ! »
Les deux jeunes gens sortirent sur le seuil de la chapelle. Alors, ils virent dans la nuit claire, le plus grandiose des spectacles : en bas, à leurs pieds, vague après vague, avec une souveraine lenteur, la mer s’avançait dans la vallée, submergeant les prés et les landes d’un flot paisible et inexorable en une grande marée comme on en voit aux bords de l’océan. La terre disparaissait peu à peu sous le déferlement du flux marin, déjà s’éloignait la côte du septentrion et les vagues avançaient toujours…
Elles s’arrêtèrent enfin. Maintenant, un golfe spacieux s’étendait jusqu’au loin, la lune jetait sur lui un manteau argenté et scintillant. Ce golfe devait séparer à jamais Maxime et Tropez. C’était l’arrêt du ciel que comprirent les deux enfants et pour confirmer le miracle, les cloches des églises et des chapelles voisines se mirent à sonner à toute volée sans que personne n’en eût tiré les cordes.
Au petit matin, ce fut dans une barque de pêcheurs que Maxime regagna La Nardelle. Tropez, sur les rochers du cap Saint-Pierre, regarda tristement s’éloigner la nacelle. Ils ne devaient jamais plus se revoir. Mais tous les ans, pendant longtemps, deux feux s’allumaient la nuit de Noël ; l’un sur le cap des Sardinaux, l’autre sur le cap Saint-Pierre. C’était le double message du souvenir. En voyant s’en élever les flammes, les pêcheurs se signaient et disaient : « Saint Tropez parle à Sainte Maxime ».
Les feux s’éteignirent quand les deux saints entrèrent au paradis. Quant à Saint Aygulf qui avait tant demandé un miracle, il donna son nom à l’agglomération qui depuis paraît surveiller les deux côtés du golfe, pour voir, semble-t-il, si par hasard, Saint-Tropez n’irait pas un jour s’unir à Sainte-Maxime.